Une Jeunesse allemande
Début des année 1970, une bande d’éditeurs, journalistes, intellectuels, tous engagés, rêve de change l’Allemagne par la culture et l’action sociale. Parfois par le cinéma. Certains – Baader et Meinhof, notamment – étaient connus du grand public. Mais comment passe-t-on de ce combat intellectuel au terrorisme de la Fraction armée rouge ? À quel moment décide-t-on de jeter sa machine à écrire à la poubelle pour commettre cinq attentats sanglants en 1972 ? Aujourd’hui, les survivants de la RAF sont tous morts ou en prison. Mais leurs films restent. Dans Une jeunesse allemande, Jean-Gabriel Périot retrace leurs destins uniquement par les images d’archives. Un détricotage limpide de l’histoire qu’il raconte par le menu.
Tuer des banquiers
« Parmi tous les intellectuels qui formeront la RAF, le « cinéaste », c'est Holger Meins. Dans les années 1960, il étudie à l’école de cinéma de Berlin, la même que Harun Farocki ou Wolfgang Petersen En trois mois, ils ont viré tous les enseignants et monté des ateliers collectifs. Ils font des ciné-tracts et soutiennent un mouvement. Ils cherchent à inventer leur propre esthétique, leur manière de faire, de façon entièrement indépendante. La question est : quels films faire pour accompagner le mouvement ? Dans tous leurs essais, y compris ceux de Farocki, la violence est omniprésente. Meins fait un film qui décrit la fabrication d'un cocktail Molotov par exemple. D’autres montrent comment faire passer des messages secrets, comment organiser des groupes clandestins, comment faire sauter un immeuble… De parfaits guides de l'apprenti terroriste. Dans ces films, on assassine aussi un nombre incroyable de banquiers. Cela fait froid dans le dos quand on sait que Meins passera à l'acte dans la vraie vie quatre ans plus tard. Chez Godard par exemple on peut retrouver des choses semblables, mais c'en est reste là… »
Récit d'éducation
« Il est plus surprenant d’apprendre qu’Ulrike Meinhof, l'une des figures les plus connues du mouvement, fait aussi des films au même moment. Très tôt, Ulrike est devenue une journaliste importante en Allemagne. Elle est rédactrice en chef de Konkret, un magazine très sérieux mais qui vend beaucoup, dépassant le cercle de son lectorat d’extrême gauche. Elle est aussi très proche de tous les penseurs et politiciens de la « gauche caviar ». Elle commence donc à avoir des commandes dans pas mal de grands journaux allemands où on lui laisse de la place. Elle devient très reconnue, ce qui lui permet de passer à la radio puis à la télé. Meinhof n'a tourné qu’une fiction, Bambule, un film très subtil. Sa méthode de travail suit le modèle du Groupe Medvedkine, elle s'installe avec des gamines dans un foyer, elle écrit le scénario avec elles, qui jouent leurs propres rôles dans le film, et elle les initie en leur donnant des bases politiques. Mais, en même temps, cela reste un vrai film de fiction qui brasse énormément de choses. Il y a un moment où des filles s’échappent du foyer. Elles vont a Berlin dans le milieu homosexuel. L’une d'elles a une relation avec
une autre jeune fille… Le film arrive à parler de tout ça autant que de la misère du milieu prolétaire berlinois. À la fin, elles se retrouvent toutes et il faut dire pourquoi on se révolte. C'est un film brillant sur la prise de conscience politique, surtout pour un téléfilm de commande… »
En finir avec le ghetto des ciné-clubs
« Meins, comme Meinhof, se rend compte à un moment donné que le journalisme, les films, les ciné tracts, ça ne marche pas. Meinhof a une vraie présence publique, mais les films de Meins et des autres membres de l'école restent circonscrits au mouvement de contestation. On ne peut les voir que dans des ciné-clubs ou des petites salles alors qu’ils pensaient que leurs films allaient changer le monde et propager la bonne parole révolutionnaire. En tant que cinéaste, il s'est assigné un rôle très élevé. Mais tout comme ses collègues, il a dû très vite se confronter à la réalité, les films ne sont pas diffusés pour les masses et ils sont trop durs à faire. En bons intellos, ils n'arrêtent pas de questionner ce qu'ils font et ils finissent par arrêter d'y croire. Le mouvement se referme sur lui-même et ils se retrouvent seuls avec leurs films. Certains, comme Farocki, ont continue dans une veine plus formaliste, plus expérimentale. D'autres, comme Meins, ont rejoint la lutte armée »
Une longue litanie d'échecs
« Tout ce qu’ils ont tenté s’est planté : les manifestations, l'engagement politique et les films .Y compris quand ils sont partis faire du bénévolat dans les quartiers pauvres. Même ça, ça ne marche pas, rien ne change Le seul truc qu'ils n’avaient pas essayé, c'était la lutte armée Et ce fut aussi leur fin. Avant cela, ils ont tente une dernière alternative en allant dans les écoles pour travailler avec des enfants en difficulté. Ils leur font faire des films, ils leur donnent toute l'équipe, tout. Encore un échec. Meins se met à vivre en dilettante, collaborant comme graphiste à une revue, filmant de petits trucs avec sa camera, en amateur. Il abandonne le cinéma en 1969. Un an après, il intègre la RAF, la lutte armée. »
Grammaire télévisuelle
« En Allemagne, ils n ont pas la culture française de l'archivage, ils n'ont pas l'INA. Ils effaçaient les bandes télé. Toutes les images des attentats de 1972 sont passées dans le monde entier mais n'existent plus chez eux. J'ai utilisé dans mon film toutes les images existantes. Une minute et demie pour une semaine d’attentats qui ont fait le tour du monde… Les images retrouvées nous permettent en tout cas de voir dix ans d'évolution de la télé à l'époque. Il y a des innovations techniques qui ont changé la grammaire télévisuelle, comme les caméras de tournage en direct et en extérieur, qui ont permis de montrer les arrestations de la bande par exemple. Sans parler de l’invasion du direct, avec les hommes politiques qui, tout d un coup, se voient obligés
de parler en live, ce qui n'existait pas avant. Du coup, même leur langage a
change ! »
Germanophobie
« Pour compléter mon récit, je me suis aussi servi des images de la télé française marquées par un regard germanophobe. Quand la RAF arrive, on les considère presque comme des héros en France, parce qu'ils luttent contre l'ancien fascisme, les restes de l'Allemagne nazie. Ils ne sont pas gentils, ils sont violents, mais c'est comme si l’Allemagne méritait de les avoir. Dans les news françaises, on sent un certain cynisme, ils vont chercher la merde. Ce qui nous mené à Godard et sa phrase qui ouvre mon film : « Est-ce qu’on peut faire une image aujourd’hui en Allemagne ? » Un cinéaste aussi intelligent que lui ne poserait pas la question pour un autre pays Et en filigrane il s'inscrit dans une histoire française qui se positionne contre l’Allemagne. La réponse à cette question, dans mon film, c'est Fassbinder qui l'apporte, dans son chapitre de L'Allemagne en automne .Pour parler du réel, il faut le cinéma. L'Allemagne en automne nous montre qu'après l'échec de la lutte cinématographique, puis armée, tous ces cinéastes ont su se retrouver pour raconter leur Allemagne contemporaine. Il y a des images possibles. Il y a même eu un film fascinant de Thomas Harlan, Wundkanal, qui s'interroge sur la fin de Meinhof, Meins et les autres suicidés dans la prison de Stammheim. Un film qui pose des questions fondamentales sur la fin tragique de leur groupe : Se sont-ils vraiment suicidés ? Qui leur a donné les armes ? S'attendaient-ils a mourir ? La fin de la RAF se résume à un dilemme : finira-t-on en martyrs ou choisira ton notre propre fin ? »
propos recueillis par Fernando Ganzo
So Film
Octobre 2015